FICHE

ECONOMIE CREATIVE

PAR VERONIQUE DETHIER

Résumé Exécutif

L’économie créative est l’économie des biens et des services issus de la créativité et qui possèdent une valeur économique (Howkins). Le secteur des industries culturelles et créatives (ICC) en est un moteur.

La ville créative est une ville où l’économie créative est porteuse pour son économie. Cette ville possède une classe créative importante, qui participe au développement de la ville (Florida).

Le processus créatif de cette ville créative est le suivant. Les idées circulent dans le secteur des ICC en passant par différents niveaux: des idées sont explorées par un underground fertile ; ensuite elles sont partagées et traduites dans un langage commun par des communautés au sein d’un middleground ; enfin, elles sont combinées, testées et exploitées sur le marché par l’upperground (Cohendet, Grandadam, Simon).

Les Hubs créatifs, fablabs et autres tiers-lieux sont à situer comme des dispositifs du middleground (Suire). Pour qu’un middleground puisse jouer son rôle de connecteur et de traducteur, il est important :

• qu’il dispose d’espaces à cet effet, qui permettent le maillage et les rencontres; • que les personnes qui s’y croisent aient des cadres de références, des langages et des valeurs ni trop proches, ni trop éloignés pour que la créativité puisse émerger; • que chaque niveau y trouve et y ait sa place.

Une nouvelle ère créative

Au XXème Siècle, notre monde s'est déplacé d’une ère industrielle à une économie de la connaissance. Cette économie se caractérise par des secteurs intensifs en connaissance, qui s’appuient sur des travailleurs qualifiés et des politiques de recherche et développement (R&D). Ce mouvement est également renforcé par la révolution numérique, définie par Michel Serres comme la troisième grande révolution humaine après l’arrivée de l'écriture et de l'impression (Serres, 2012).

Dès le début du XXIème siècle, un secteur intensif en connaissances semble particulièrement porteur : il s’agit du secteur des industries culturelles et créatives (ICC). Le terme « économie créative » apparaît en 2001 chez Howkins (2001), qui met en évidence l’apparition d’une interconnexion forte entre 2 anciens concepts, économie et créativité. Il définit l’économie créative de manière plus large que le secteur des ICC, à savoir « les transactions de produits créatifs qui constituent un bien ou un service économique provenant de la créativité et qui a une valeur économique ».

La création d’un rapport dédié de l'ONU en 2008 et 2010 et leurs conclusions renforcent l’idée que l'économie créative est source de développement économique et humain et que les industries créatives en sont un moteur : « (...) la convergence entre créativité, culture, économie et technologie, qui se traduit par la capacité de créer et de faire circuler un capital intellectuel, est potentiellement un moyen de générer des revenus, des emplois et des recettes d'exportation tout en favorisant l'inclusion sociale, la diversité culturelle et le développement humain. » (UN Creative Economy Report, 2008). La Commission européenne confirmera cette ligne à la même période, dans son livre vert de 2010. Même son de cloche du côté du monde économique, lorsque 1500 directeurs généraux assurent, dans une enquête d'IBM (Berman, 2010), que la gestion de la créativité et de l'innovation est devenue un défi majeur pour les entreprises et les organisations, mais aussi pour les décideurs. Lubart (2012) va jusqu’à l’appeler l’« ère de l’Homo Creativus ».

En parallèle, Florida (2002) lie le concept de l’économie créative à celui du développement de la ville créative : il y prône l’importance d’une classe créative pour le développement économique des villes. Cette classe créative est composée aussi bien d’artistes (« bohemians ») et de scientifiques (« creative core ») que de professionnels (« creative professionals ») qui résolvent des problèmes complexes nécessitant un haut niveau de qualification (exemple : juristes, financiers, médecins, etc.). La thèse de Florida consiste à dire que la ville créative peut être développée en créant un lieu fertile pour la classe créative, qui en s’y installant, va imaginer de nouveaux produits et processus qui vont être source de croissance pour la ville.

Anatomie de la Ville créative

Suite aux travaux de Florida, Cohendet, Grandadam & Simon (2010) argumentent que la présence de la classe créative dans une ville consiste en une condition nécessaire mais pas suffisante pour en faire une ville créative, ce phénomène n’expliquant pas le processus de créativité à l’œuvre. En parallèle à l’anatomie de la classe créative développée par Florida, ils développent alors la théorie de l’anatomie de la ville créative, qui explicite le processus spécifique de circulation des idées et des savoirs qui s’y déroule.

Leur théorie définit les différents niveaux du secteur des ICC qui interviennent dans le processus créatif de la ville créative. Ils identifient l'upperground, le middleground et l'underground. Chaque niveau participe à sa mesure et à des moments différents au processus créatif, en permettant aux nouvelles idées de transiter d’un niveau micro informel (underground) à un niveau macro-formel (upperground), par l’entremise de l’accumulation, la combinaison, l’enrichissement et le renouvellement de parties de savoir. Pour Cohendet et al (2010), les formes de savoirs développées dans ces processus sont souvent symboliques (signification créative, qualités esthétiques, affect, savoir-faire local) et sont donc très variables et dépendantes du contexte : elles nécessitent donc d’être en contact avec un monde informel local à partir duquel les idées créatives émergent et se développent.

L'upperground est le niveau des institutions formelles, à savoir les entreprises ou institutions du secteur des Industries Culturelles et Créatives, dont le rôle est d’amener les idées sur le marché. "L’upperground est le niveau des institutions formelles, caractérisé par la présence d’entreprises innovatrices (spécialisées dans différents domaines) et d’institutions (tels que des laboratoires de recherche, des universités ou des centres artistiques et culturels). Ces organisations formelles contribuent grandement au processus créatif, par leur capacité à financer et réunir des expressions différentes, par leur capacité à intégrer divers types de connaissances et par leur capacité à tester sur le marché différentes formes de créativité. » (Cohendet et al, 2009). Ce niveau est plus centré au niveau de l’exploitation des idées.

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L'underground est constitué des individus créatifs tels que les artistes ou travailleurs d’autres savoirs qui ne sont pas directement liés au monde commercial et industriel, à savoir qu’ils sont en-dehors d’une logique de standardisation. "L’underground qui unit ensemble les activités artistiques, créatives et culturelles qui prennent place à l’extérieur de toutes formes d’organisations ou d’institutions basées sur la production, l’exploitation ou la diffusion. (…) la culture underground repose à l’extérieur des frontières de la logique corporative de standardisation.» (Cohendet el al, 2009). Ce niveau est plus centré sur l’exploration de nouvelles idées.

Entre les 2, se situe le middleground que les auteurs identifient comme jouant un rôle-clé dans ce processus. « Le middleground navigue continuellement entre le monde formel et le monde informel, et conséquemment, agit à la fois comme promoteur des mécanismes d’exploration et d’exploitation. Le middleground suppose l’existence de groupes et de communautés intermédiaires reliant la culture informelle de l’underground aux organisations et institutions formelles de l’upperground. En codifiant progressivement de nouvelles connaissances, ces groupes offrent la plate-forme cognitive nécessaire pour créer du matériel créatif, viable et prêt à être échangé sur le marché. » (Cohendet el al, 2009). Le middleground est le niveau où le travail des communautés est décisif pour définir un langage commun et des plateformes communes de connaissances nécessaires à la transmission et l’apprentissage des savoirs qui précèdent l’innovation. Le middleground a donc besoin "d’espace et d’évènements où les gens peuvent se rencontrer, questionner, confronter leurs idées, émettre des suppositions et valider de nouvelles formes créatives » (Cohendet el al, 2009).

Communautés épistémiques et de pratique

Ce processus de circulation des savoirs est possible grâce à des communautés qui sont de 2 types. Les "Communautés épistémiques" sont les communautés dont le processus permet aux idées créatives de passer de l’underground profond à la surface de l’upperground. Ce processus d’exploration consiste en un échange, une transformation et une validation des idées entre membres de la communauté. Les "Communautés de pratiques" sont, quant à elles, les communautés d’exploitation où les créatifs de l’upperground échangent sur leurs pratiques et où leurs idées sont continuellement interprétées, enrichies et confrontées à différents contextes. Les communautés épistémiques et les communautés de pratiques se chevauchent constamment, les membres d’une communauté participant activement dans d’autres communautés également (Cohendet et al, 2010). Il est également important d’avoir une certaine proximité géographique et cognitive entre les individus pour engendrer de la créativité et de l’innovation. Si la proximité cognitive est trop forte et que les compétences sont substituables, cela peut se révéler contre-productif. A l’inverse, une proximité cognitive trop faible (distance trop grande au niveau des pratiques, des savoirs ou des représentations) rend le cout de coordination trop élevé pour co-construire (Noteboom 2002, Suire 2013, Suire 2015).

Possible apport pour les politiques publiques

Les auteurs font valoir que sur base de ce modèle, plusieurs politiques publiques peuvent être mises en place. Elles comprennent des mesures administratives classiques, telles que l’attraction de grandes entreprises ICC pour jouer le rôle d’entreprises-phares (consolider l’upperground) ou des talents de la classe créative (consolider l’underground), qui auront une incidence sur le potentiel créatif d’une ville.

Étant donné son rôle-clef dans cette dynamique, le middleground mérite également d’être stimulé. Cohendet et al (2010) plaident en faveur d’espaces "où les personnes peuvent se rencontrer, déambuler, confronter des idées, construire des hypothèses audacieuses et valider de nouvelles formes créatives. Ces espaces (qui peuvent être des cafés, des restaurants, des places publiques, de vieux entrepôts, etc) sont les récipients, les mélangeurs et les transmetteurs de savoir circulant. (…) Ils favorisent la diversité des communautés créatives, mais fournissent également des opportunités de mélanger les communautés, de transférer du savoir dans et entre les communautés et accélèrent la traduction des idées et pratiques. » Les hubs créatifs, fablabs et autres tiers-lieux sont à situer comme des dispositifs du middleground (Suire 2013, 2016).

Le cas de Rennes

Comme explicité par Houllier-Guibert et al (2017), le rôle de middleground n’est pas simple à manier. Il nécessite que les acteurs trouvent une place juste en ce qui concerne leur rôle et leur présence. Dans le cas de Rennes, l’upperground a été fort en action et mobilisé au détriment de l’underground pour plusieurs raisons : recherche d’un effet d’image du secteur public pour compenser le risque lié au caractère incertain de la créativité ; plus d’actions ont été menées à destination de l’upperground pour des raisons de visibilité mais aussi car le format est rôdé et qu’ils disposent du personnel pour l’animation. D’après les auteurs, cette réalité a eu pour conséquence que « l’effet conformisme l’a emporté sur l’effet créativité ». Cela a créé un « effet d’éviction, en faisant « fuir » les participants de l’underground ». Dans ce cas-ci, le middleground a soutenu ce qui existait déjà et lui a donné de la visibilité, mais n’est pas parvenu à faire émerger de la nouveauté.

Bibliographie

Berman, S. (2010). Capitalizing on complexity. IBM Global Business Services, Somers, USA.

Cohendet, P., Grandadam, D., & Simon, L. (2010). The Anatomy of the Creative City. Industry and Innovation. https://doi.org/10.1080/13662710903573869

Cohendet, P., Simon, L., Sole Parellada, F., & Valls Pasola, J. (2009). Les villes créatives : Une comparaison Barcelone - Montréal. Management international / Gestiòn Internacional / International Management, 13, v xxi. https://doi.org/10.7202/037501ar

Florida, R. (2004). The rise of the creative class and how it’s transforming work, leisure, community and everyday life (Paperback Ed.). New York: Basic Books.

Houllier-Guibert, C. E., Suire, R., & Bailleul, H. (2017). La mise en réseau des entrepreneurs innovants: un défi pour les dispositifs de soutien à l’innovation à l’échelle de la métropole?. Innovations, (1), 179-210.

Howkins, J. (2001). The creative economy: how people make money from ideas. London: Allen Lane. Consulté à l’adresse //catalog.hathitrust.org/Record/004289171

Lubart, T., Mouchiroud, C., Tordjman, S., & Zenasni, F. (2015). Psychologie de la créativité-2e édition. Armand Colin.

Nooteboom B., 2002, Trust:Forms, foundations, functions, failures and figures, Cheltenham UK, Edward.

Serres, M. (2015). Petite poucette. Le pommier.

Simon, L. (2009). Underground, upperground et middle-ground : les collectifs créatifs et la capacité créative de la ville. Management international, 13, 37. https://doi.org/10.7202/037503ar

Suire, R. (2013). Innovation, espaces de co-working et tiers-lieux: entre conformisme et créativité (Innovation, Co-Working and Third Places: Between Conformism and Creativity) (SSRN Scholarly Paper No. ID 2210127). Rochester, NY: Social Science Research Network. Consulté à l’adresse https://papers.ssrn.com/abstract=2210127

Suire, R. (2015). La performance des lieux de co-création de connaissances: le cas des FabLab. CREM, UMR CNRS, 6211, 2015 14.

Suire, R. (2016). La performance des lieux de cocréation de connaissances. Réseaux, (2), 81 109.

United Nations (2010). UN Creative Economy Report 2010. Creative Economy: A Feasible Development Option. Geneva: UNCTAD